À l’heure où l’on célèbre les 120 ans d’une grande loi de concorde sociale mais aussi d’émancipation et de justice, autrement dit de liberté, d’égalité et de fraternité : la loi de 1905, le constat est aussi désarmant qu’alarmant : c’est à la fois l’esprit et la lettre de cette loi, et au-delà tout ce qui s’est construit depuis les années 1880 jusqu’à 1905 autour du signifiant laïcité, qui se trouve aujourd’hui vidé de son sens, de sa valeur et de sa puissance éthique et politique, pour être re-signifié et re-mobilisé à des fins en tout point opposées : liberticides, inégalitaires et haineuses. Nous republions donc un texte rédigé il y a plus de vingt ans. Il revient sur la loi anti-foulard du 15 mars 2004, qui constitue un moment clé, et même le moment clé de ces invraisemblables inversions et subversions du principe de laïcité. Au lourd bilan de cette loi en termes d’exclusions scolaires s’est ajoutée, au fil des années, toute une spirale idéologique et politique dont le nom le plus simple pourrait être islamophobie, mais dont il faut souligner aussi la dimension sexiste autant que raciste et illibérale – qu’il s’agisse de la loi anti-niqab de 2010, des interdictions de sortie scolaire aux mamans voilées, de l’affaire Ilham Moussaïd, puis de l’affaire Maryam Pougetoux, puis de l’ahurissante chasse aux « abayas » de septembre dernier – sans parler des effets de division et de diversion au sein du mouvement social et de la dramatique instrumentalisation du féminisme. Les lignes qui suivent se concentrent sur un point essentiel : la manière dont cette loi a opéré, bien plus qu’une simple reformulation du fait laïque, un véritable dévoiement et une pure et simple liquidation dont on n’a pas fini de prendre la mesure et de payer le prix. Ni plus ni moins, en somme, qu’une révolution conservatrice dans la laïcité.
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Si l’on peut parler de révolution conservatrice, ce n’est pas seulement parce qu’un « ordre nouveau » a été soutenu par une rhétorique « passéiste », « conservatrice » ou « réactionnaire ». C’est plus profondément parce que, dans son principe, dans ses objectifs et dans ses présupposés idéologiques, cette révolution rompt avec les principes de ce qu’on nomme le « progressisme » (la liberté et l’égalité) et s’inscrit au contraire dans un cadre idéologique profondément réactionnaire.