La cérémonie d’ouverture a permis un gigantesque refoulement des émotions qui agitaient, depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois, la conscience du pays. Refoulement de l’agacement provoqué par la perspective de ces mêmes JO, qui annonçait des dépenses colossales et des ennuis sans fin pour les habitant·es d’Île-de-France ; refoulement de l’angoisse et de la colère suscitées par la situation politique post-Européennes ; refoulement de la connaissance que nous avons tous·tes, au moins en germe, des conséquences négatives des Jeux sur le plan écologique, sur celui de la gentrification de certaines zones périphériques de Paris, ou encore pour les travailleurs sans lesquels les Jeux n’auraient pas pu avoir lieu, en particulier les travailleurs sans-papiers exploités sans vergogne depuis des mois dans le BTP.
Partout autour de moi, ça râlait, à raison, à l’idée de ces Jeux. Et puis la cérémonie d’ouverture a lieu et subitement tout le monde est content. Certain·es, même, sont fièr·es, fièr·es d’être français·es.
Comment se fait-il que même des ami·es gauchistes, écolos, queers, se laissent prendre au piège ? Que s’est-il passé dans ce formidable spectacle du 26 juillet, pour que tous·tes soient au moins un peu séduit·es, et finissent par regarder d’un œil indulgent les épreuves sportives consciencieusement chroniquées les jours qui suivirent ? Telle qu’on me la raconte, cette cérémonie semble avoir consisté en une ambitieuse fantasmagorie, qui se révèle en effet très efficace. Chez Walter Benjamin, la fantasmagorie désigne la production par une société d’une certaine représentation d’elle-même qui tend à oblitérer ce qu’elle est vraiment, notamment une entité productrice de marchandises. La cérémonie d’ouverture des JO est une fantasmagorie historique : elle contribue à construire un récit national qui fait de la France non pas un pays parmi d’autres, reconduisant parmi d’autres une kyrielle de dominations (économiques, politiques, sociales, culturelles), mais une contrée révolutionnaire et progressiste, amie des arts, des lettres et des sciences, défenseure de la liberté, de l’égalité et de la fraternité entre tous.
Pour Benjamin, la fantasmagorie historique se caractérise par le fait qu’elle fige les événements historiques en un passé révolu, plutôt qu’elle ne les fait appartenir à la mémoire des opprimés. Elle procède notamment en instaurant une forme de confusion historique, dans un récit qui mêle les époques et romantise les faits.