Même quand on gagne, on perd : le résultat d'un système politico-médiatique qui fait barrage à toute mesure sociale. Le cordon bourgeois.
En juin dernier, les Belges ont élu leurs députés. Dans un pays divisé entre Flamands et Wallons, une diversité de partis représentants à la fois des intérêts régionaux et des idéaux politiques sont présents au Parlement, de telle sorte que la composition d’une coalition gouvernementale peut prendre du temps. C’est pourquoi le roi désigne un formateur de gouvernement, généralement le leader du parti arrivé en tête (qui n’est jamais majoritaire vu le mode de scrutin proportionnel). Celui-ci doit tenter de former une coalition qui tienne la route et, s’il n’y parvient pas, il passe la main au suivant, le plus souvent la seconde force politique représentée, jusqu’à ce qu’un gouvernement soit formé.
C’est ainsi que les choses se passent dans la plupart des pays d’Europe (Grèce, Allemagne, Espagne…). La vie politique belge a toutefois une originalité : un système de cordon sanitaire engage les partis à ne jamais composer de gouvernement avec l’extrême-droite. Montée au début des années 1990, cette pratique repose sur un constat simple : les partis d’extrême-droite ont des idées communes avec l’envahisseur nazi, ce qui justifie leur mise au ban. Cette mise au ban se fait aussi sur le plan médiatique : on n'invite pas ou peu les politiciens d’extrême-droite et on les traite différemment. Par conséquent, l’extrême-droite progresse en Belgique mais plus lentement, en particulier en Wallonie, que dans le reste de l’Europe.
Revenons en France : le cordon sanitaire à l’extrême-droite n’existe pas, bien au contraire. Le président de la République a décidé la tenue d’élections législatives au moment où l’extrême-droite était au plus haut. La plupart des médias ont aussitôt décrit sa victoire comme inéluctable, à grand renfort de sondages qui se sont tous révélés complètement mensongers. Au terme d’une campagne électorale où a eu lieu une alliance inédite de la gauche d’une part et une mobilisation citoyenne d’une grande ampleur d’autre part, les élections ont placé l’Assemblée nationale dans une situation comparable à la plupart des parlements d’Europe : aucun groupe ou alliance n’a de majorité absolue mais un groupe est bel et bien en tête, le Nouveau Front Populaire donc. Tout le monde s’était trompé, à commencer par le Président qui voulait le RN au pouvoir mais également tous les instituts de sondages et tous les éditorialistes.
Mais depuis… rien ne se passe comme dans les autres régimes politiques européens. D’abord, l’ensemble des grands médias et la classe politique dominante ont battu en brèche l’idée selon laquelle ça serait au groupe arrivé en tête de tenter de former un gouvernement. Ensuite, le Président n’a nommé personne, arguant de la prééminence des Jeux olympiques. Puis, il a commencé une série de rencontres de type “entretien d’embauche” pour trouver le bon candidat, au mépris complet du résultat des élections.
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Les choses sont désormais très claires : le système politique français et sa classe dominante ont conçu un système d’apparence démocratique où il est uniquement possible de choisir entre les options qui ont sa préférence. Actuellement : la droite antisociale et colonialiste ou bien l’extrême-droite antisociale et raciste. Toute autre option qui remettrait en cause les conditions de la prospérité des possédants – régime fiscal préférentiel et détournement d’argent public, dans le cas actuel – doit être rayée du menu. C’est le cordon bourgeois : un système politique et médiatique tacite, instinctivement partagé par les membres et sous-membres de la classe dominante, qui vise à empêcher l’accession au pouvoir de toute option contraire à leurs intérêts, même lorsque cette option est modérée.
Eugénie Mérieau, juriste, politiste, constitutionnaliste, enseignante à l’université de Paris 1, a récemment publié deux ouvrages : La dictature, une antithèse à la démocratie ? et Géopolitique de l’état d’urgence. Sous couvert de petits livres sur le droit et les régimes politiques - sujet qui généralement nous échappent par leur formalisme et leur rigorisme tout abstrait -, ce sont peut-être les textes les plus denses, diaphanes et radicaux, les plus heureusement et puissamment critiques de la « tradition libérale-impériale » qu’on ait pu lire depuis bien longtemps. Dans cet entretien, non seulement la démocratie libérale représentative ne nous apparaît plus comme l’antithèse de la dictature mais comme l’une de ses modalités possibles ; mais la dictature même, par l’étude comparative des régimes politiques, se voit revêtue de toutes les propriétés que valorise en réalité le néo-libéralisme économique et ses critères de sanctification.
« Une autre caractéristique souvent associée au syndrome narcissique tient au désir de rester au pouvoir à vie. Or, la présidence à vie est également rationnelle : une fois hors du pouvoir miroite la perspective d’une condamnation, d’un assassinat, d’une saisine des biens ou les trois à la fois. (…) les dictateurs sont en ce sens les prisonniers de leur passé répressif. Pour la plupart d’entre eux, il n’y a pas d’« exit strategy », à l’exception de l’exil »
L’histoire de l’entre-deux guerres est généralement réduite à un affrontement, plus ou moins ouvert, entre « démocraties libérales » et régimes « totalitaires ». Cette grille de lecture oblitère la véritable lune de miel entre les élites libérales européennes et le Duce Benito Mussolini durant la première décennie de son règne. Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism (University of Chicago Press, 2022), la chercheuse Clara Mattei analyse la similitude entre les politiques économiques de la Grande-Bretagne libérale et de l’Italie fasciste durant les années 1920. Dans ces deux pays, elles avaient pour fonction de réprimer les protestations des travailleurs – qui, suite à la Première guerre mondiale, menaçaient d’ébranler l’ordre capitaliste. Aux côtés des matraques, une arme redoutable fut déployée, en Angleterre comme en Italie : « l’austérité »